Le Journal Le Dernier Sergent
Il y a environ 25 ans, une bande dessinée hors du commun défrayait la chronique. Paru initialement en quatre tomes aux éditions Ego comme X, Le Journal, de Fabrice Neaud, se profilait comme une œuvre d’une ampleur sans précédent dans le registre de l’autobiographie en bande-dessinée. L’auteur s’attelait à y décrire par le menu une vie sentimentale marquée par la complexité de son rapport aux autres et les difficultés engendrées par sa situation sociale et son homosexualité.
Ce qui marqua les esprits, à la lecture de cette somme (plus de 750 pages en 4 volumes) était lié à plusieurs facteurs.
Le premier était d’ordre graphique. La lecture du Journal, procurait la sensation d’assister en direct à l’éclosion programmée d’une maîtrise de la forme qui allait s’accomplir au bout de quelques chapitres. En relativement peu de temps (et beaucoup de travail), Neaud avait peaufiné un style réaliste, sculptural et détaillé à la fois, d’une densité impressionnante, dont la polyvalence allait bel et bien constituer l’outil qui lui permettrait de servir l’ambition démesurée qu’il s’était fixée.
Le second était d’ordre narratif. Muni de son vocabulaire performant, Neaud allait déployer un art consumé de la scénographie pour entraîner le lecteur sur les traces de ses déboires amoureux, décortiquant le mécanisme des confrontations ou des rencontres – parfois heureuses – à travers une chorégraphie d’une profonde sensibilité, au vu, quelque part, de trivialité de leur nature. Sexualité crue et émotions à fleur de peau innervaient un récit du quotidien haletant, chirurgicalement orchestré.
Le troisième facteur serait plutôt d’ordre programmatique. On discernait bien chez Neaud l’impérative nécessité qui le poussait à défendre sa condition. Le marginalisé, guidé par une volonté tenace qui l’incitait à revendiquer son approche artistique comme un combat légitime. Pour appuyer sa démarche il allait systématiquement avoir recours aux récitatifs, d’ordre sociologiques ou culturels, en parallèle à ses séquences visuelles. L’agencement entre ces différents axes narratifs deviendrait sa marque de fabrique. Transposés la plupart du temps de manière tout à fait fluide, ces niveaux de lecture superposés ne parviendraient cependant pas toujours à éviter l’effet de saturation, par la pesanteur ou la répétition des thèses déployées.
La synthèse de cette entreprise consistait en fin de compte pour le lecteur à pouvoir toucher du doigt, à travers une sensation inédite de proximité avec le réel, l’intimité d’un homme, dans sa quête éperdue de consolation. Une quête mue par des efforts nombreux et perfectibles, la plupart du temps marqués du sceau de l’échec, engendrant souffrances et frustrations dans une logique sans fin.
A propos d’imperfection, Neaud ne véhiculait pas l’image de quelqu’un qui fut dépourvu de défaut. De nature contrariée, ses cogitations, face à l’adversité, tendaient à le faire tourner à l’aigre et à rabâcher des sentiments victimaires. S’étant fixé comme objectif de restituer la réalité sans filtre, il avait accepté de s’exposer au regard et de se livrer à nu. Par corollaire, il exposait aussi ceux auxquels il était confronté. Sa position se heurtait par conséquence à des questions de droit à l’image et de protection de la sphère privée. Ces enjeux constituaient un rôle central, au cœur du projet de l’artiste. Il en aura débattu abondamment dans le Journal. Mais on ne sait pas comment il sera parvenu à les juguler concrètement durant sa vie…
Toujours est-il que, paru en 2002, le quatrième tome du Journal se clôturait sur une période plutôt heureuse pour l’auteur, qui semblait entrevoir le bout du tunnel. Une dynamique positive qui ne demandait qu’à être confirmée par la suite.
Mais la suite ne viendra pas.
Les années passent, aucune nouvelle de Fabice Neaud, ou bien si peu.
En 2012 et 2013, coup sur coup, 2 volumes d’une imposante série de science-fiction, NU-MEN, portant haut la marque de ce génial créateur. Et puis soudain c’est fini, la série s’arrête en plein élan. Manque de résultats commerciaux, si on en croit la rumeur. Les albums sont retirés des ventes, introuvables collectors, dignes de la légende noire de l’auteur.
En 2016 soulignons encore la participation à un remarquable volume de La Petite Bibliothèque des Savoirs, au Lombard, sur le thème du droit d’auteur.
Et puis, fin 2023, patatra ! Delcourt, après avoir réédité les volumes initiaux, annonce la sortie d’un nouvel épisode du Journal : Le Dernier Sergent.
424 pages. Et je les ai lues ! Mu par la curiosité. Par l’envie de savoir si le langage de Neaud a évolué, si son travail exerce toujours le même pouvoir d’attraction. Spontanément je constate que le dessin a été un peu bousculé. Il apparaît par moment comme moins imperturbable, comme si l’auteur éprouvait le besoin de fragiliser la solidité de son propre édifice. Ou alors de marquer de manière plus ou moins inconsciente le passage du temps ? Au niveau du récit, partant de là où il nous avait laissé, on avance un peu dans l’histoire de Fabrice. On en apprend plus sur ses origines, sa famille. Quelques passages valent vraiment le détour, comme la description de son séjour au festival de bd de Rome. Quand à ses préoccupations, à savoir entre autre, l’analyse des mécanismes d’ostracisation de l’homosexualité dans la société, elles progressent difficilement. Neaud emmagasine de l’information et de l’expérience. Le lecteur, honnêtement, a de la peine à s’accrocher. A quoi pouvait-il s’attendre quand on y réfléchit ? Le Journal de Fabrice Neaud reprend ses droits, il est pareil à lui-même, il suit son cours.
Vingt ans sont seulement passés par là !
Pas sûr à 100% que j’aurai la persévérance de suivre le prochain épisode au cas où l’éditeur irait jusqu’au bout.
Aucun exemplaire du Dernier Sergent ne s’est vendu à la librairie.
Il n’empêche, le Journal constitue à jamais un édifice sans comparaison dans le domaine de la bande dessinée, de sa technique et de son art. Il reste une expérience de lecture unique en son genre, qu’on ne peut que conseiller aux curieux qui voudraient prendre le temps de s’y confronter aujourd’hui.
//YZ 2024
Le Journal 5 Le Dernier Sergent
Fabrice Neaud
Delcourt 2023
424 p
9782413019381