Deep it
Pour ceux qui s’intéressent à la bande-dessinée depuis plus d’une génération, voici encore une chronique qui tournera autour d’un auteur qui ne devrait pas constituer une découverte. Depuis bientôt 40 ans en effet, la biographie de Marc-Antoine Mathieu dessine les contours d’une œuvre parmi les plus originales et cohérentes du 9e art. A tel point qu’il semble impossible de concevoir l’histoire de la bd sans lui. Si l’œuvre de Marc-Antoine Mathieu n’existait pas, quelque part, la bande-dessinée n’existerait pas ! Ou, du moins, elle ne pourrait correspondre exactement aux mêmes définitions. Elle serait comme amputée d’une partie d’elle-même, ne pouvant être remplacée par une autre. Même si, théoriquement, personne ne serait irremplaçable dans la perspective de l’Histoire. Voilà le type de proposition paradoxale dont Mathieu raffolerait.
Le travail de Mathieu est caractérisé par l’exploration des limites – en termes de ce qui a trait à l’imaginable – qu’il parvient à traduire de manière stupéfiante à travers le langage de l’art séquentiel. Ses prospections se focalisent principalement autour des épisodes successifs de son personnage phare, Julius Quorentin Acquesfacques Prisonnier des Rêves. D’autres titres mettent en exergue sa faculté à mêler à ses qualités initiales de graphiste celles d’authentique conteur, pour parvenir à rendre tangibles des concepts qui semblaient devoir rester confinés au seul domaine de l’esprit. Passant d’albums de pure recherche formelle et symbolique, sans paroles (Le Sens), au jeu des détournements et référencements (Le Livre des livres), en passant par la dramaturgie métaphysique (Dieu en personne), Mathieu tisse son fil rouge, de manière parfois inégale, jusqu’à l’étonnant diptyque initié par Deep me et dont le second volet, Deep it, nous parvient aujourd’hui.
A 65 ans Mathieu signe son chef-d’œuvre.
Deep est un projet qui, au départ, tente de retransmettre l’expérience d’un coma. Le titre est composé de deux parties qui se répondent, physiquement matérialisées par le contraste de leur maquette, minimaliste. Un livre blanc, un livre noir, comme deux blocs aseptisés, typographiés en filigrane et non numérotés. Un début, une fin. Sans ordre apparent de commencement. Derrière l’austère élégance de cet habillage, c’est tout le programme du livre qui se profile : celui de la réduction vers le néant, symbolisé par les binômes élémentaires, par la lumière et l’obscurité. Cherchant à apporter sa propre pierre à l’édifice de la réflexion sur l’intelligence artificielle, l’auteur explore à travers cet ensemble les notions de conscience, de remplacement de l’humanité et de disparition de la mémoire. Sur plus de deux fois une centaine de pages, Mathieu parvient à nous tenir en haleine à travers une lecture où il ne se passe pratiquement rien hormis la succession de cases uniformément noires auxquelles se substitueront petit à petit des séquences empreintes d’une troublante beauté. Toute la profondeur de l’expérience de l’auteur semble concentrée dans la qualité de ces sublimes enchaînements.
Vertigineuse contemplation de la fin des temps, Deep nous plonge dans un océan de désarroi tout en semblant nous tenir par la main pour nous aider à passer le cap d’une lecture essentielle.
//YZ 2024
Deep it (après Deep me)
Marc-Antoine Mathieu
Delcourt 2024
103 p
9782413081623